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Cette fois, il n’y avait plus à douter – et personne n’en doutait d’ailleurs –, un piège se refermait sur les occupants du canot pneumatique. Et une question se posait, toujours la même. Que faire ?… Reculer ?… Il était trop tard à présent. Continuer à avancer ?… Ne serait-ce pas agir comme le condamné à mort qui pousse volontairement la tête dans le nœud coulant ?
Ne pouvant donc reculer, et risquant, en demeurant sur place, de s’offrir de façon plus vulnérable aux assauts de l’adversaire, ils décidèrent finalement d’avancer à travers la pénombre sous-marine du marécage, qui s’était refermé sur eux tel un poulpe aux mille tentacules. Par instant, un rire dément éclatait, déchirant le silence, faisant songer au bruit d’un métal qui se déchire.
Les trois hommes avaient préparé leurs armes, prêts à faire feu à tout moment, car ils ne savaient ni quand ni d’où viendrait l’attaque. Cynthia Paget avait été placée au centre de l’embarcation, de façon à ce qu’elle soit relativement protégée par ses compagnons, et Morane lui avait confié un revolver, pour qu’elle puisse se défendre en cas de besoin.
Comme il ne pouvait être question de progresser rapidement dans le labyrinthe des arbres et des lianes, Bill Ballantine maniait seul la pagaie, prêt à l’abandonner pour saisir la carabine posée au travers de ses genoux.
L’attaque vint soudain, dans une prodigieuse cascade de ricanements. Sans que l’on pût se rendre compte d’où ils étaient venus, des corps nus jaillirent brusquement des hautes branches, fondirent vers le canot, tels de pâles oiseaux de proie. Aux poings des assaillants, les longues lames chantournées des kriss brillaient comme des flammes claires.
Déjà, le feu des carabines, maniées par les infaillibles tireurs qu’étaient Morane, Ballantine et Clairembart, crépitaient. Plusieurs agresseurs, touchés en plein saut, tombèrent à l’eau comme des pierres ; d’autres, ayant manqué leur élan, se retrouvèrent barbotant dans le marécage. Trois seulement parvinrent à prendre pied dans l’embarcation. L’un fut rejeté au loin par la lourde poigne de Ballantine. Les deux autres s’en prirent à Morane qui, d’un coup de crosse, réussit à se débarrasser de l’un d’eux. Mais le second darda sa lame vers le flanc du Français, sans que celui-ci ait le temps d’esquisser une parade. Soudain, un coup de feu claqua et l’Amok, touché en plein cœur, s’écroula à la renverse, hors du canot.
Rapidement, Morane jeta un regard par-dessus son épaule, pour apercevoir Cynthia qui, le visage crispé, braquait son revolver au canon encore fumant. Il cligna de l’œil et lança :
— Merci, miss, et à charge de revanche…
L’alerte semblait passée, et Bill put reprendre la pagaie. Avec un coin de son mouchoir, le professeur Clairembart essuya la buée couvrant les verres de ses lunettes.
— Tout cela est bien du Ming tout craché, fit le savant. À Paris, à Londres, ou en Dordogne il nous envoie des Indiens, dacoïts ou thugs, et ici, en Inde, des Malais frappés d’amok, tout comme s’il dirigeait une agence de voyage pour tueurs patentés…
Ni Morane ni Ballantine ne répondirent. Depuis longtemps, ils étaient habitués aux techniques de l’Ombre Jaune, et ils n’étaient même pas étonnés du fait qu’elles opérassent encore après la mort du Mongol, si mort il y avait, bien entendu, ce dont ils étaient de moins en moins persuadés. De toute façon, l’attaque qui venait d’avoir lieu avait donné à Bob une certitude, c’était que Cynthia Paget ne devait pas être complice de leur ennemi, sinon elle ne l’aurait pas défendu, lui sauvant la vie, comme elle venait de le faire. Dans ce cas, qu’est-ce qui la poussait à venir se perdre dans ces solitudes ?
Mais Morane n’eut pas le temps de chercher une réponse à cette question, qu’il se posait – et ses amis avec lui – pour la dixième fois sans doute. Bill Ballantine avait poussé une exclamation, tendant le bras devant soi.
— Regardez, là-bas !…
Entre les arbres, dans la direction indiquée par l’Écossais, la lumière glauque d’aquarium pâlissait, tournait au jade clair, puis à l’or.
— Nous sortons du marécage, constata Aristide Clairembart.
Il n’y avait pas à en douter car, à chaque coup de pagaie, la lumière devenait plus vive. Une hâte fébrile de quitter ces lieux trop chargés de périls empoigna Morane. Il saisit une pagaie et aida Bill à propulser la lourde embarcation pneumatique. Déjà ils distinguaient, à travers le rideau d’arbres et de lianes, une étendue libre, à la nature encore mal définie, quand à nouveau le rire des Amoks éclata, tout proche.
— Vite ! cria Bob. Quittons ces maudits marais !…
Morane et Ballantine appuyèrent plus fort sur leurs pagaies, mais trop tard cependant. Ils n’étaient plus qu’à quelques mètres de la zone située au-delà du marécage quand, pour la troisième fois, les Amoks se lancèrent à l’assaut. Une première vague fut repoussée à coups de fusil et de crosse, puis une seconde. Ensuite, il y eut une brève accalmie, mais Morane et ses compagnons savaient n’avoir aucune illusion à nourrir. Les rires éclataient tout autour d’eux à présent, les entouraient d’un cercle sonore.
— Ils sont trop nombreux, dit Bob Morane. Nous n’en viendrons pas à bout…
— Si seulement nous pouvions atteindre l’air libre avant l’attaque finale ! fit Clairembart.
Ils savaient que ce serait impossible, que le moindre mouvement du canot déclencherait une nouvelle attaque.
Les rires s’étaient tus. Il n’y eut plus qu’un silence énorme, comme si, brusquement, une nappe de plomb en fusion cimentait toutes choses…
Brutalement, Bill Ballantine glissa un nouveau chargeur dans le magasin de son arme. Ensuite, il hurla, à l’adresse des invisibles assaillants :
— Venez donc !… Mais venez donc !… Qu’on en finisse !…
Tout d’abord, cette provocation n’obtint aucune réponse. Puis un son monta, qui n’avait rien de commun avec le rire des Amoks. C’était une sorte de musique très lente, psalmodiée par une voix de femme.
Parfaitement audible, elle semblait cependant venir d’assez loin, comme amplifiée par un haut-parleur. Pour Bob Morane et ses compagnons, l’air ne se rattachait à rien de connu, à aucune musique déjà entendue, et si on leur eût dit qu’elle venait de la planète Mars, ils n’en auraient pas été autrement surpris.
— Qu’est-ce que c’est que ça ? fit Ballantine. Une berceuse ?…
En effet, à écouter cette étrange musique, on se sentait comme saisi de langueur…
Dans les arbres, tout autour du canot, il y avait eu des bruits de glissements furtifs et, pendant un moment, les trois hommes et Cynthia Paget purent croire que les Amoks s’apprêtaient à attaquer à nouveau. Il n’en était rien cependant, car il semblait que les glissements s’éloignaient plutôt qu’ils ne se rapprochaient.
La mystérieuse mélodie s’était tue et, bientôt, il n’y eut plus à nouveau que le silence.
Durant de longues secondes, Bob Morane et ses compagnons prêtèrent l’oreille, mais sans distinguer le moindre bruit.
— On dirait qu’ils sont partis, souffla Bill en parlant des Amoks.
— Peut-être, fit Bob sur le même ton que son ami. Peut-être…
Bill montra sa pagaie et demanda :
— On tente le coup ?
Morane hésita un instant, puis il se décida.
— On tente le coup, dit-il.
Les pagaies s’enfoncèrent dans l’eau et le canot pneumatique se remit à progresser vers la ligne de lumière. Rien ne se passa cependant, et ils atteignirent les derniers arbres sans que les Amoks se manifestassent à nouveau.
Encore quelques coups de pagaie, et l’embarcation atteignit l’eau libre…
Devant eux, à quelques mètres à peine, l’île s’étendait, couverte d’une végétation courte, d’où s’élevait, par endroits, quelques groupes de beaux arbres. Le sol montait en pente douce, jusqu’à un point central en forme de plateau. Une paix totale régnait sur ces lieux, et rien n’y rappelait les périls du marécage.
Le petit rire, un peu enfantin, du professeur Clairembart se fit entendre.
— À présent, fit le savant, après l’enfer, c’est le paradis. Qu’en pensez-vous, Bob ?
Morane ne répondit rien. Peut-être préférait-il encore les dangers qu’ils venaient de surmonter à cette paix apparente. Trop apparente. Et puis, quelque chose intriguait Morane : cette voix de femme entendue quelques minutes plus tôt dans le marécage. Cette voix, qui psalmodiait l’étrange mélodie qui avait fait fuir les Amoks, il lui avait semblé la reconnaître, mais elle était si déformée qu’il hésitait à faire part de ses doutes à ses compagnons.
— Que décidons-nous, commandant ?
La voix de Bill Ballantine arracha Morane à ses pensées. Il désigna une courte grève, bordée de hauts roseaux, et il dit :
— Nous allons aborder là…
Il en fut fait ainsi et le canot pneumatique, déchargé des objets indispensables, fut caché parmi les plantes aquatiques. Bob jugea alors qu’il était temps de connaître les raisons qui avaient, en même temps qu’eux, conduit Cynthia en ces lieux déserts. Il posa nettement la question à la jeune Américaine, mais celle-ci secoua la tête.
— Je ne puis encore rien vous dire, fit-elle d’une voix dans laquelle passait un regret. Ce n’est pas mon secret… Mais, bientôt peut-être, vous saurez…
Ni Bob ni ses compagnons n’insistèrent. Il était probable, en effet, qu’ils ne tarderaient pas à savoir… Il y avait d’ailleurs beaucoup de choses qu’ils auraient aimé savoir, et notamment pourquoi Monsieur Ming, s’il était réellement mort, dressait tous ces obstacles entre eux et son héritage.
Du menton, Morane désigna le sommet de l’île.
— Montons là-haut, dit-il. Sans doute y trouverons-nous les douze bornes dont il est question dans le mémoire accompagnant le testament de l’Ombre Jaune…
Ils allaient s’engager sur le flanc de la butte, quand une voix se fit entendre, comme tantôt la mélopée dans le marécage. Mais il s’agissait à présent d’une voix d’homme, et elle ne semblait plus issue d’un haut-parleur ; au contraire, on avait l’impression qu’elle jaillissait de l’air même, sans que l’on pût la localiser avec précision.
Cette voix disait :
— Pour atteindre le plateau, il faut suivre le rivage de l’île vers la droite, jusqu’au moment où vous atteindrez une bande d’herbage, limitée à gauche et à droite par des palmiers, et qui monte droit vers le sommet. C’est cette bande d’herbage qu’il, vous faut suivre, et nul autre chemin… Quand vous aurez atteint le plateau, d’autres renseignements vous seront fournis…
Sur ces derniers mots, la voix s’éteignit. Bob Morane, Bill Ballantine et Aristide Clairembart s’entre-regardèrent.
— C’était Sa voix, hein, commandant ? fit Ballantine.
Morane l’avait reconnue lui aussi. Une voix dure et caressante à la fois, celle d’un homme prodigieusement intelligent, pour lequel la pitié n’existait pas.
— Oui, dit Bob, il n’y a pas à douter. C’était bien la voix de Ming. Est-ce bien votre avis également, professeur ?
Clairembart hocha la tête en signe d’assentiment.
— Pas de doute, fit-il. Quand l’Ombre Jaune parle, on ne peut s’y tromper…
Nerveusement, Bill Ballantine se mit à rire.
— Une voix d’outre-tombe alors ?
Bob fit la grimace, sans répondre. Avec Ming, pouvait-on savoir où commençait la tombe et où elle finissait ? Le terrible personnage donnait la sensation d’avoir tout remis en question, et la vie, et la mort, d’avoir corrigé à son usage les lois les plus strictes de la nature.
— Nous ne pouvons qu’obéir, dit Morane. De toute façon, il est probable que, désormais, il nous serait plus que jamais impossible de reculer…
À la dérobée, il étudiait le visage de Cynthia Paget, mais sur les traits fins, il ne put lire qu’appréhension et surprise, comme si le monde de terreur qui venait de se refermer sur ses compagnons et elle-même lui était totalement inconnu.
Suivant les recommandations de la voix sans visage, les trois hommes et Cynthia suivirent, vers la droite, le rivage de l’île. Après avoir marché ainsi sur une distance de deux kilomètres environ, ils s’arrêtèrent. À leur gauche, une double rangée de palmiers montait vers le plateau. Entre ces palmiers, une bande d’herbes, hautes d’un mètre environ, s’étendait, de façon continue, jusqu’au sommet.
— Aucun doute, fit Clairembart, c’est bien là le chemin qui vient de nous être désigné…
Bob approuva de la tête.
— Aucun doute… Mais que cela ne nous empêche pas de redoubler d’attention…
À pas comptés, il s’avança entre la double haie de palmiers, scrutant avec insistance les hautes herbes à ses pieds, car il redoutait de tomber dans un piège. Cette méfiance ne devait pas se révéler superflue car, au bout de quelques mètres, Morane s’arrêta soudain. Il venait de buter sur un corps étendu. Le corps d’un homme vêtu à l’européenne. Il gisait sur le ventre et une pointe d’acier, sortie du sol, le perçait de part en part.